28 mai 2023
La semaine dernière, je parlais de Paris. Par association d’idées, j’en reparle. C’est à cause des fraises des bois.
Depuis que j’habite au rez-de-chaussée, je tente de planter des choses. Covid aidant, D et moi avons retourné une portion de notre terrasse herbeuse pour en faire un jardin prétendument potager. Constat après deux ans d’efforts : la terre est de mauvaise qualité, le rendement est dérisoire – c’est décourageant. Plus j’y pense, plus je me dis qu’on va y mettre des fleurs. Que j’ai voulu placer ailleurs, à l’origine, mais qui ne s’en sortent guère mieux… Je me sens comme un abbé médiéval qui organise ses carrés.
Il y a deux ans, alors que j’accompagnais D à Saint-Cergue, où nous avons passé la nuit dans un chalet scout sans eau courante ni électricité (plus jamais), j’ai rapporté des stolons de fraises des bois pour les installer dans notre jardin. Une amie biologiste m’avait prévenu : « Les fraises, c’est de la mauvaise herbe. » Elle avait raison : c’est l’une des rares plantes qui ont su s’accommoder du terrain. Cela forme maintenant une jolie rangée verdoyante, où percent les fruits rouges et les fleurs blanches. C’est beau, la mauvaise herbe.
Depuis une semaine, je cueille ce qui peut l’être. Hier soir, dans l’air tout doux des soirées de printemps, je me suis penché sur ces trésors cachés. Il y en avait suffisamment pour qu’un petit bol s’imposât, en lieu et place de ma paume.
J’ai repensé à Paris, à la toute première fois que j’y suis allé.
J’étais adolescent. Avec ma mère et ma sœur, on a tout fait à pied, parce que ma mère voulait voir la ville, pas les souterrains du métro. Je me souviens d’une marche interminable jusqu’au château de Vincennes… et il fermait à notre arrivée. Que voulez-vous : à l’époque, le téléphone ne vous renseignait pas sur votre itinéraire ou votre activité. On voulait tout voir, ou presque. C’était martial. Il fallait préparer la journée au Guide vert, par quartier. Chaleur d’été insoutenable. On tenait le coup à grand renfort de bouteilles d’eau avalées d’un trait et de glaces.
Sur l’île Saint-Louis, on a découvert Berthillon. La mode des glaciers ne sévissait pas comme elle sévit aujourd’hui. (Décidément, c’est une vieille histoire que je vous raconte.) Chez Berthillon, ce n’était encore qu’un modeste salon de thé, avec une échoppe pour la vente à l’emporter. Rien à voir avec le petit empire qui s’est étendu, rien à voir avec les files d’attente interminables que j’ai vues l’an dernier. La liste des parfums était à se pâmer. Parmi les plus irréels alors : spéculoos et fraise des bois. Cette fraise avait un goût incomparable, une texture rose clair, légèrement fondante, où apparaissaient quelques grains couleur carmin. Depuis lors, la fraise des bois, c’est ma mère assise sur un parapet, en bord de Seine, rendue muette de satisfaction. Ma sœur et moi aussi, sans doute.
Hier, d’ailleurs, à l’anniversaire de ma nièce, j’ai pris une photo où voisinent les trois générations : ma mère, ma sœur, ma nièce. Avec une certaine émotion, parce que c’était beau. Aussi parce que je ne fais pas partie de l’arbre généalogique, je ne le continue pas. Que je le veuille ou non, je suis une branche qui s’arrête là, qui n’a pas donné de fruits. Etre pédé me place au terme.
Les fraises des bois, c’est encore un souvenir lié à mes grands-parents. Il en poussait devant leur maisonnette et nous avions le droit d’en cueillir à la condition qu’elles soient bien mûres, c’est-à-dire qu’elles se détachent facilement, sans avoir besoin de tirer, de forcer. Les touffes vertes moutonnaient sur les boulets de rivière qui couvraient la rocaille, le long de l’escalier. Ce n’est pas anodin d’en avoir voulu chez moi, je suppose.
J’ai cueilli les fraises selon la même règle, hier : seulement ce qui vient. Ainsi en reste-t-il de nouvelles pour les jours suivants. J’ai pensé abandonner l’idée du potager et laisser les fraisiers gagner cet espace pour former un parterre. Rien d’autre, ce serait beau. Il y en aurait beaucoup. On pourrait faire de la glace, comme chez Berthillon. On pourrait laisser les enfants, ma nièce et mon neveu, se servir à leur guise, si un jour iels nous rendent visite. Ce sont des pensées qui viennent et qui s’en vont.
Je suis rentré avec mon petit bol, tandis que le soir tombait. Je l’ai partagé avec D, d’autant que c’était un jour très particulier pour notre histoire commune. Les adorables fruits fondaient sur la langue, ils nous offraient de la complicité. A n’en pas douter, c’était un présent.