Une texture rose clair

28 mai 2023

La semaine dernière, je parlais de Paris. Par association d’idées, j’en reparle. C’est à cause des fraises des bois.

Depuis que j’habite au rez-de-chaussée, je tente de planter des choses. Covid aidant, D et moi avons retourné une portion de notre terrasse herbeuse pour en faire un jardin prétendument potager. Constat après deux ans d’efforts : la terre est de mauvaise qualité, le rendement est dérisoire – c’est décourageant. Plus j’y pense, plus je me dis qu’on va y mettre des fleurs. Que j’ai voulu placer ailleurs, à l’origine, mais qui ne s’en sortent guère mieux… Je me sens comme un abbé médiéval qui organise ses carrés.

Il y a deux ans, alors que j’accompagnais D à Saint-Cergue, où nous avons passé la nuit dans un chalet scout sans eau courante ni électricité (plus jamais), j’ai rapporté des stolons de fraises des bois pour les installer dans notre jardin. Une amie biologiste m’avait prévenu : « Les fraises, c’est de la mauvaise herbe. » Elle avait raison : c’est l’une des rares plantes qui ont su s’accommoder du terrain. Cela forme maintenant une jolie rangée verdoyante, où percent les fruits rouges et les fleurs blanches. C’est beau, la mauvaise herbe.

Depuis une semaine, je cueille ce qui peut l’être. Hier soir, dans l’air tout doux des soirées de printemps, je me suis penché sur ces trésors cachés. Il y en avait suffisamment pour qu’un petit bol s’imposât, en lieu et place de ma paume.

J’ai repensé à Paris, à la toute première fois que j’y suis allé.

J’étais adolescent. Avec ma mère et ma sœur, on a tout fait à pied, parce que ma mère voulait voir la ville, pas les souterrains du métro. Je me souviens d’une marche interminable jusqu’au château de Vincennes… et il fermait à notre arrivée. Que voulez-vous : à l’époque, le téléphone ne vous renseignait pas sur votre itinéraire ou votre activité. On voulait tout voir, ou presque. C’était martial. Il fallait préparer la journée au Guide vert, par quartier. Chaleur d’été insoutenable. On tenait le coup à grand renfort de bouteilles d’eau avalées d’un trait et de glaces.

Sur l’île Saint-Louis, on a découvert Berthillon. La mode des glaciers ne sévissait pas comme elle sévit aujourd’hui. (Décidément, c’est une vieille histoire que je vous raconte.) Chez Berthillon, ce n’était encore qu’un modeste salon de thé, avec une échoppe pour la vente à l’emporter. Rien à voir avec le petit empire qui s’est étendu, rien à voir avec les files d’attente interminables que j’ai vues l’an dernier. La liste des parfums était à se pâmer. Parmi les plus irréels alors : spéculoos et fraise des bois. Cette fraise avait un goût incomparable, une texture rose clair, légèrement fondante, où apparaissaient quelques grains couleur carmin. Depuis lors, la fraise des bois, c’est ma mère assise sur un parapet, en bord de Seine, rendue muette de satisfaction. Ma sœur et moi aussi, sans doute.

Hier, d’ailleurs, à l’anniversaire de ma nièce, j’ai pris une photo où voisinent les trois générations : ma mère, ma sœur, ma nièce. Avec une certaine émotion, parce que c’était beau. Aussi parce que je ne fais pas partie de l’arbre généalogique, je ne le continue pas. Que je le veuille ou non, je suis une branche qui s’arrête là, qui n’a pas donné de fruits. Etre pédé me place au terme.

Les fraises des bois, c’est encore un souvenir lié à mes grands-parents. Il en poussait devant leur maisonnette et nous avions le droit d’en cueillir à la condition qu’elles soient bien mûres, c’est-à-dire qu’elles se détachent facilement, sans avoir besoin de tirer, de forcer. Les touffes vertes moutonnaient sur les boulets de rivière qui couvraient la rocaille, le long de l’escalier. Ce n’est pas anodin d’en avoir voulu chez moi, je suppose.

J’ai cueilli les fraises selon la même règle, hier : seulement ce qui vient. Ainsi en reste-t-il de nouvelles pour les jours suivants. J’ai pensé abandonner l’idée du potager et laisser les fraisiers gagner cet espace pour former un parterre. Rien d’autre, ce serait beau. Il y en aurait beaucoup. On pourrait faire de la glace, comme chez Berthillon. On pourrait laisser les enfants, ma nièce et mon neveu, se servir à leur guise, si un jour iels nous rendent visite. Ce sont des pensées qui viennent et qui s’en vont.

Je suis rentré avec mon petit bol, tandis que le soir tombait. Je l’ai partagé avec D, d’autant que c’était un jour très particulier pour notre histoire commune. Les adorables fruits fondaient sur la langue, ils nous offraient de la complicité. A n’en pas douter, c’était un présent.

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L’espace-temps de Paris

14 mai 2023

A présent, je reconnais des rues, je peux m’orienter la plupart du temps. Ce sentiment diffus – se repérer dans une ville inconnue, qui ne l’est plus tout à fait – s’est formé à la manière d’un puzzle. Beaucoup de pièces sont éparses, quoique identifiées ; soudain, deux d’entre elles se joignent ; c’est par exemple mon hôtel et ses abords immédiats. Plus loin, quatre autres étaient unies en un carré solide, d’un précédent voyage. Comment l’atteint-on ? Je l’ignore, mais je peux partir dans la bonne direction, je devrais tomber dessus. Cela ajoutera une ligne à mon plan et la ligne finira par s’étoffer de passements divers, de perpendiculaires esquissées, gagnant du terrain.

Pendant longtemps, Paris a eu pour moi ce charme suprême : impossible de cartographier quoi que ce soit. La ville était si vaste, si pleine de quartiers, d’artères, de monuments, de boutiques… Je marchais jusqu’à n’en plus pouvoir, enfilant les rues les unes après les autres, me décidant à l’instinct, à l’envie. Mon corps se fatiguait avant d’avoir eu raison de la capitale ou de toucher au périphérique : les pieds en compote, les yeux éblouis, le cœur à ras bord. Paris était plus fort que moi et j’aimais ça.

A force de visites, l’effet puzzle a joué néanmoins et j’ai commencé à assembler des pièces.

J’ai pris peur à l’idée de créer une image nette. Cela me contrariait que des itinéraires s’imposent d’eux-mêmes, que je sache d’avance ce qui m’attendait. Le charme risquait de se rompre. Une fois l’immensité absorbée vaille que vaille, faudrait-il aller à Londres ou à New York pour en trouver une qui fût résolument inépuisable ? (Car il me fallait une ville très littéraire et très « lisible », c’était surtout cela qui me ravissait : les noms, l’histoire, le transport dans le temps, la permanence des choses, infiniment, inscrite dans les rues, les bâtiments, les rivières endiguées, bien supérieure à mon existence passagère.) Petit Suisse, j’avais le fantasme des cités-mégapoles où me perdre, voire me dissimuler un peu.

Les années passent, cependant, et la peur s’efface. Effet de l’âge ? Je goûte le plaisir de revenir là où je suis déjà allé, de revoir les mêmes lieux, de prendre la mesure de ce qui a changé. Parfois avec déception. J’aurais aimé retrouver ceci ou cela, ne pas constater que ma mémoire a embelli le réel ou effacé les détails. Je me souviens spécialement de la maison de Jean Cocteau à Milly-la-Forêt : la première visite fut sublime, la seconde a été un crève-cœur. J’avais sans doute changé, moi-même : d’une fois à l’autre, un écart s’est creusé entre celui que j’étais et celui que je suis devenu, principe qui vaut partout, dès lors qu’on y repasse.

Le plaisir de revenir découle aussi de la présence de D. Il fait si bien partie de ma vie. Depuis le temps, il était forcément avec moi quand j’ai visité ceci ou cela. D’ailleurs, je lui ai écrit plusieurs fois, tandis que j’étais seul à Paris : « Paris sans toi n’est pas Paris. » Cette habile tournure pour exprimer, pas tant la solitude, je crois, mais le fait que je regrettais d’avance que D ne pût partager mes futurs souvenirs.

J’hésitais presque à en créer sans lui, comme si je pouvais me limiter à une expérience en deçà du possible, minimale, de façon à préserver ma mémoire d’un séjour marquant qui l’aurait exclu. Une pure illusion de l’esprit, parce que ce vécu ramené à l’ordinaire (manger, marcher, écrire, acheter des livres) a souvent pris une couleur tout à fait spéciale, justement parce que je ne cherchais rien de plus que ce que j’aurais fait chez moi. C’était inédit et cela me plongeait dans un état étrange où Paris se révélait familier. Pas réellement familier, passé les trois rues et deux croisements que j’alignais dans un sens et dans l’autre, matin et soir, pour encadrer ma journée de travail, plutôt quotidien, mettons : si j’avais été Parisien, ladite journée n’aurait pas été bien différente. Cela me plaisait.

Je nourris depuis un autre fantasme, celui de faire une expérience véritablement ordinaire de certaines villes, mais cela veut dire : rester. Un temps plus long que les vacances ou les escapades ne l’autorisent. Il faut s’organiser, se justifier vis-à-vis de soi-même d’abord, des autres un peu, et financer ce projet. J’ai trouvé le moyen de revenir bientôt à Paris pour un mois. Au moment de partir, je m’en voudrai d’avoir cédé à cette pulsion, je le sais, d’y consacrer autant d’argent, de partir sans D pour plusieurs semaines, etc. Je serai heureusement obligé de me consacrer à un projet d’écriture, cela m’occupera.

J’en discutais récemment avec A, un ami belge, qui me disait qu’il avait détesté séjourner deux mois à Paris : il s’y est senti seul. Mon tempérament étant moins sociable que le sien, je ne m’inquiète pas pour ça, d’autant que j’ai pas mal de travail à abattre. J’observerai mes nouvelles habitudes et les effets que produit sur moi ce drôle de truc : vivre là où je n’habite pas. Je consignerai ce qui doit être sauvé de mon oubli, tout en maudissant mon manque de discipline en tant que diariste. Il y a quelques personnes que je veux avoir le plaisir de rencontrer. Et puis le soleil de juillet me poussera à mettre le nez dehors, vers des lieux à voir et à revoir. J’aurai la possibilité de marcher sans arrière-pensée, non parce que la ville n’a pas de limites, je commence à les cerner, mais parce que j’aurai le loisir de m’y balader autant de fois que je veux. L’espace et le temps ne feront plus qu’un.

Cuisine interne

7 mai 2023

J’ai cuisiné toute la soirée du samedi, et encore un peu dimanche matin pour les derniers détails, ce qui ne pouvait pas être fait à l’avance. Des ami-es venaient manger à midi et je voulais leur offrir ce moment ensemble. Un autre ami – qui n’était pas présent aujourd’hui – m’a confié parfois : « Cuisiner pour des gens, les recevoir à la maison, c’est leur offrir du temps. » Et comme on en manque fréquemment, du temps, c’est un joli cadeau.

Le repas s’est étiré jusqu’en fin d’après-midi. Sans prétention, fors celle de l’élégance. C’est très français dans l’esprit : des heures passées à table, à discuter et rire, manger et boire (du vin). Tout le monde ne l’apprécie pas, je sais. On a clairement soufflé sur les braises de la mélancolie bourgeoise. Un bon repas déclenche quelque chose, une satisfaction. Pas celle de posséder, je crois. Celle de partager et de perpétuer. Tout ça pourrait disparaître si vite : on se sent un peu vivants, un peu héritiers, dépositaires aussi. Regardez, cela existe encore, l’apéritif, l’entrée, le plat de résistance, le fromage, le dessert, le café avec mignardises, le digestif. On peut le faire, on peut décider que cela nous appartient aussi.

Ce matin, j’éprouvais de la joie au moment de m’extraire du lit pour aller chercher le pain à la boulangerie. Il était encore tôt pourtant. Même chose au moment de poser la tarte au citron sur la table : je savais que S. adore ça et qu’elle serait contente. Nous en avons partagé dans un café où nous nous retrouvions pour parler de ses projets, des miens, quelquefois des nôtres. Alors son regard complice quand elle a compris… Et puis il y a les coups imprévus, qui relèvent de l’intuition : le brebis corse a enchanté P. et je ne l’avais pas prévu. Plus réservé de tempérament, M. goûtait à tout, analysait in petto, un peu impressionné. Quand il s’est resservi de ragoût pour la troisième fois, avec sa discrétion, j’ai su que j’avais tapé juste.

C. – qui cuisine très bien – a dit pendant que nous mangions : « Pour moi, cuisiner, c’est un moment de créativité. Quand le plat est prêt et qu’il faut passer à table, je pourrais me contenter d’une cuillère, c’est terminé. » Je vois ce qu’elle veut dire, mais le repas lui-même est une autre œuvre d’art à réussir. (Je suis un peu du genre à me mettre la pression.) Pour autant, je n’aime pas les hommages rendus au cuisinier, je rougis, je bégaie un merci d’une voix étranglée. C’est comme avec mes livres. Si on s’intéresse à l’auteur de trop près, j’entre en alerte, j’ai envie de dire que l’essentiel tient au résultat, au plaisir pris, pas à celui qui est derrière tout ça.

Je fais des tours de magie où c’est le magicien qui disparaît.

Récemment, j’ai dû me décider très vite : donner un atelier d’écriture avec une collègue dans un grand théâtre de la place, oui ou non ? Nous l’avions déjà donné fin 2021 et tout s’était parfaitement déroulé. Mais ces opportunités représentent un stress pour moi. J’ai du mal à me lâcher la bride, je dois réussir un petit miracle. Comme quand j’écris, comme quand je cuisine. C’est la perfection ou rien. Sinon je ne suis pas content. Ou disons que j’ai du mal à l’être (effet de la surefficience). Ça se soigne. La gelée d’aneth m’a filé des sueurs et j’ai accepté qu’elle ne ressemblait pas du tout à ce que j’avais imaginé. Personne n’a trouvé à y redire, la preuve, il fallait juste savourer le plaisir du travail accompli.

De l’édition vue comme une olive

9 avril 2023

C’est assez émouvant d’en terminer là, côte à côte. Voilà ce que j’ai pensé, alors que nous avions passé en revue l’ensemble des ultimes remarques sur son roman. Etrange moment, où désormais le texte ne lui appartient plus tout à fait, où il nous le confie définitivement. Nous, moi, son éditeur. Nom de bleu, quelle responsabilité nous avons à son égard. La prochaine fois qu’il le reverra, son texte, hormis la relecture des épreuves, pour lesquelles son accord est requis, ce sera un livre.

J’ai fait tout ce que j’ai pu. Une autre de mes pensées. Elle m’est venue au moment de fermer l’ordinateur devant lui et, d’une certaine manière, d’enfermer ses mots pour éviter qu’ils ne s’envolent. A moins d’une énormité, il n’y aura plus aucun changement à présent. Cela prend des airs solennels. Alors, oui, lecture après lecture, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour ce texte qui n’est pas le mien. (L’est-il un peu devenu, quand même ? Il est difficile de prétendre le contraire, après avoir répété à l’envi que le texte est un matériau qui se travaille.)

Faire tout ce que je peux… Cela veut dire ouvrir les yeux de l’auteurice sur certaines choses : la construction et la réception, bien sûr, mais aussi l’impensé, tout ce qui n’est pas là et pourrait l’être, tout ce qui est là et pourrait ne pas l’être. A quoi s’ajoutent les lectures thématiques à suggérer (sur un champ lexical, un motif particulier, un personnage, les répliques, c’est innombrable), les travers d’expression dont il faut prendre conscience, les phrases qui coincent, ce qu’on ne comprend pas du tout, pas bien ou pas assez bien, les corrections de langue, impératives ou conseillées, le choix de tel mot et l’importance de la bonne ponctuation (parce que je considère que mon travail va jusque-là : une virgule peut sauver une idée).

Qui le saura ? Avec ma collègue, parfois, nous nous répétons cette question. Cela demande un effort si soutenu d’entrer dans le projet d’autrui et de s’y repérer pour pouvoir le servir. Qui plus est différemment du précédent comme du suivant. C’est harassant et passionnant à la fois. Dans ce travail, j’apprends autant que l’auteurice, autrement mais autant. Face à la lassitude qui s’installe à l’énième relecture, à la maladresse répétée contre laquelle il faut insister, on pourrait lâcher prise, qui le saura ?

Un jour, j’ai dit à une femme de culture, bien introduite partout, que je n’arrivais pas à lâcher prise, que le détail comptait autant que le reste à mes yeux. Elle m’a dit : « On doit exiger le meilleur, tout le temps, sinon ça ne sert à rien. Je suis convaincue que c’est ce qui fait la différence, même si personne, ou presque personne, ne peut le voir. Au final ça se sent. »

Je rapporte cela au principe de l’olive. En 1987, American Airlines a compris qu’une olive en moins dans chaque salade représentait une économie substantielle sur l’ensemble de son activité de transport. Et après tout, une olive en moins, qui le saura ? Trois décennies plus tard, à force d’olives en moins, la nourriture en vol est ignoble. Une fois cumulés tous ces petits renoncements, c’est même l’expérience de l’avion qui est devenue désagréable en soi. Cela me fait bondir. Je n’ai pas le droit de renoncer : je suis présent là où il n’y a personne d’autre, je dois mériter la confiance de l’auteurice (et des lecteurices, d’ailleurs).

A l’heure de refermer mon ordinateur, alors que nous avons éliminé les derniers commentaires sur son texte, je songe que nous avons bien travaillé. Aucune olive n’a été sacrifiée. Par pudeur, nous ne disons rien, mais nous échangeons un regard qui en dit long et qui apaise en moi quelque chose de très profond. C’est sacrément émouvant d’en terminer là, côte à côte.

La vie réduite à son principe

26 mars 2023

Après le billet de la semaine dernière, un ami, E., m’a écrit :

« Ce qui me touche, c’est ce rapport que tu décris au monde, à l’espace, aux objets, oui, cela m’obsède, et de pouvoir capter les mouvements inconscients et contradictoires qui bougent tout autour et de devoir les garder pour soi, faute de pouvoir tous les décrire (ça prendrait tellement d’énergie). »

Je lui ai répondu :

« De plus en plus, j’essaie de noter ces petits mouvements que tu évoques, parce que ces fulgurances me sont finalement plus précieuses que les grandes théories que je peux ruminer. »

Penser large, c’est à la portée du premier venu. Penser petit, c’est un art exigeant. Les auteurices que j’aime se tiennent souvent là, aux aguets : iels s’essaient à respirer au rythme imposé, se glissent dans un coquillage vide, tels des bernard-l’ermite, découvrent une chambre oubliée dans un château, auscultent un sursaut de cœur passé inaperçu. Le reste ne compte plus, un petit rien vaut tout. Je suis reconnaissant de leur attention pour le minuscule, sans quoi ces expériences, sensations, traits de flèche et autres délicatesses – s’en iraient à jamais, perdues.

En les lisant, après coup, on sent que la vie palpite, presque réduite à son principe.

Les romans qui alignent ces petits riens et les mettent en valeur à la manière d’un écrin, ce sont souvent de petits romans, aussi. J’en ai quelques-uns en tête. Le collectionneur, de Christine Orban. Ces princes, de Catherine Guérard. Bien d’autres. (Mais je n’ai pas ma bibliothèque sous les yeux, je suis au salon du livre.) La bonne poésie est peut-être la quintessence de ces tentatives pour prendre les détails au filet.

Je relis E. : « devoir les garder pour soi, faute de pouvoir tous les décrire ».

L’un des exercices auxquels je m’astreins, avec une régularité relative, est de noter ces idées qui ne se présenteront pas deux fois. Elles ne font que passer, comme la chance, comme les rêves, et pourtant on pense, on ne dort pas. J’ai moins l’impression de les avoir produites que d’en être spectateur. Vite, une feuille. Vite, le clavier. On dit parfois que les choses importantes reviendront à la mémoire. C’est faux. Dans ce cas-là, c’est faux. Voilà pourquoi je les transcris.

Je nourris un drôle d’espoir, c’est qu’à force d’y porter mon attention, j’aurai de la facilité pour l’exercice. Sans tomber dans la mécanique ; il faut sauver la sincérité. Et aussi qu’il y aura matière à partager, à faire un livre. Un petit livre. De petites choses. La vie réduite à son principe.

Seule la souplesse nous maintient en selle

19 mars 2023

Nous nous voyons vieillir mais nous ne nous regardons pas. Hier, alors que nous mangions une petite pièce dans un tea-room de Bienne, j’y songeais. Les mêmes personnes, les mêmes amitiés, les mêmes habitudes – mais le temps file. Et ce que nous faisons aujourd’hui, nous le faisions déjà il y a dix ou quinze ans et il se pourrait bien que nous le fassions encore dans trente ou quarante ans, si le monde ne va pas trop mal et pour autant que la vie nous en laisse l’occasion.

Car, un jour, tout finira.

J’ai des élans de nostalgie pour des choses que je n’ai pas perdues, des choses qui ne sont même pas encore advenues. Comme si mon esprit était capable de se mouvoir au terme de l’aventure et de se retourner sur lui-même pour contempler le chemin.

J’ai dérouté des gens, une fois, en leur disant que j’avais l’impression de savoir par avance ce que l’avenir me réservait, que je me connaissais suffisamment pour cela, à présent. Je suis déjà vieux, en un sens : à soixante ans, j’aurai les mêmes goûts que l’individu, de moins en moins jeune, que je suis aujourd’hui. Il y aura des livres dans ma vie, des petits gâteaux et du thé si possible, quelques amis-amants, j’aimerais bien, et cela me suffira pour attendre la fin, pour atteindre la fin.

Car, un jour, tout finira. Ce n’est pas pour rien que le son des cloches m’émeut immensément.

D’ailleurs, au sujet de mon existence, j’ai trois certitudes, ancrées en moi depuis longtemps. L’une d’entre elles est désormais réalité ; j’attends que les deux autres y passent à leur tour, avec une sorte de quiétude résignée face à l’inéluctable. Il n’y a pas que de la joie là-dedans, mais il serait inutile de chercher à parer le coup. Cela reviendrait à se raidir face au cours des choses et seule la souplesse nous maintient en selle. Ces trois certitudes, au fond, ce n’est rien d’extraordinaire.

Revenons donc à nos petites pièces (une tourte aux carottes, un rocher à la noix de coco, un croissant fourré au brie et une boule de Berlin). Tout ce que je viens d’exposer, j’y ai pensé, assis à table, soudain rendu silencieux, tandis que les autres causaient en sirotant leur boisson, en attaquant leur goûter à la cuillère, à la fourchette ou à la main.

Pour m’évader (surtout de moi), je trouve une plaisanterie en guise de courbette et pars explorer la librairie attenante au tea-room. Je crois beaucoup aux rencontres de hasard entre les objets et les gens, plus particulièrement entre les livres et moi.

Voilà que je tombe sur le livre de Maurice Barthélémy, Fort comme un hypersensible, que je me suis promis de lire, condition oblige. Il me rappelle que nombre de mes élucubrations – telles que des anticipations spatio-temporelles, des intuitions « cosmiques », des sensations d’absence au présent – peuvent découler d’un rapport complexe au réel, un peu trop dense… Sans guère de doute, c’est cette vision enrichie qui me pousse pourtant à vouloir mettre les choses par écrit : pour m’en libérer, me faire comprendre, vérifier si d’autres les voient de la même manière et, peut-être, pour les montrer sous un jour nouveau à celleux qui n’ont pas la chance d’en tirer une lecture originale. Il n’y a pas que du mauvais là-dedans.

Rendu à moi-même, je repose le livre sur son rayonnage, j’embrasse la librairie du regard et je retourne retrouver les ami-es. Nous avons encore le temps de nous regarder vieillir. Ça va.

Les petites bêtes

12 mars 2023

J’ai fait une rencontre, l’autre soir. Elle n’était pas bien grande, plutôt jolie, le teint verdâtre, autant que la nuit me laissait en juger. J’ignore où elle se rendait, du bon pas qui était le sien. Toujours est-il qu’occupée à cheminer sur l’asphalte, à la lueur des réverbères, elle ne m’a pas remarqué. Je lui ai pourtant sauvé la vie, en éloignant un chat. Oui, un chat. Car il s’agissait d’une grenouille qui tentait d’atteindre un jardin ; c’est elle que j’ai rencontrée.

Dix mètres plus loin, rebelote. A l’approche d’un croisement, rendu tranquille par l’heure tardive, j’aperçois un tas minuscule, difficile à identifier. Arrivé là, je me penche : c’est encore une grenouille. Elle se tient coite et raide, ma présence de géant l’effraie sans doute. Je suis en pleine réflexion quand soudain, tout près, le bruit d’un deux-roues monte dangereusement : l’engin ralentit à ma vue, traverse prudemment, tandis que je reste planté au milieu du carrefour. Regard intrigué de la scootériste – je ne bronche pas.

Dois-je effrayer la grenouille pour qu’elle détale rapidement ou m’éloigner afin qu’elle reprenne ses esprits et parte d’elle-même ? Je choisis la seconde option. Dix mètres plus loin, je me retourne : elle n’est plus là, enfin, j’espère, je ne la vois plus vraiment… je veux croire qu’elle s’est mise en sécurité. Je ne peux pas rester au milieu de la chaussée pour signaler verticalement ce petit être, dont la silhouette bombée se remarque à peine à l’horizon.

C’est la beauté et le drame de mon quartier.

J’habite un petit immeuble dans une zone de villas, aux portes de la campagne. Je vois passer des hérissons, des renards, quelques oiseaux pas trop communs, une mante religieuse (longue histoire que je vous raconterai peut-être un jour), d’innombrables escargots que je tente de sauver en les déplaçant précautionneusement – et surtout de ne pas écraser car, pour l’avoir vécu une fois, le bruit d’une coquille qui se brise sous la semelle, cela me fait éclater en sanglots. Et des grenouilles, donc. La pluie tombée après des semaines de sécheresse les aura poussées vers l’aventure.

Ce matin, D. me signale qu’il en a vu cinq, mortes écrasées, au chemin des Pluviers. Moi, je ne peux pas. Je détourne les yeux quand je soupçonne la présence d’un tel spectacle. Je rumine contre la commune, qui pourrait installer des panneaux, contre le prétendu progrès aussi, les territoires hostiles, les voitures aveugles, les injustices en série…

Bon. J’en ai au moins sauvé deux l’autre soir, c’est déjà ça. Prenez garde aux grenouilles, merci.

A table

5 mars 2023

J’aime les repas. J’aime manger, oui, mais j’aime les repas et tout ce qu’ils représentent. Hier, j’ai vu le film Peter’s Friends pour la première fois (je vous le conseille, d’ailleurs) : les scènes de repas me gagnent à la cause très facilement, j’ai remarqué. Pas seulement au cinéma, il en va de même dans les livres et ailleurs. Si une exposition traite du thème, j’y cours.

Le repas croise plusieurs perspectives qui me fascinent.

J’aime la cuisine, j’aime cuisiner. J’aime les recettes, les livres de recettes, les fiches de recettes, les recettes partagées – tu me donneras la recette ? – ou transmises par une autre génération, et ce que la recette ne dit pas. J’aime l’idée qu’une même recette se décline à l’infini, que mon gratin n’a pas le même goût que celui de ma mère. (Pourquoi ?) J’aime la pièce qu’est la cuisine, j’aime son carrelage, ses casseroles, ses ustensiles, j’aime ses dangers, le chaud, le froid, ses réfrigérateurs qui ronronnent, ses placards remplis, prévoyants, généreux, qui offrent toutes les possibilités, du petit creux à la fringale en passant par les invité-es surprise. J’aime les aliments, tous : fruits, légumes, champignons, herbes, graines, céréales, légumineuses, œufs, fromages, laitages, pains, pâtisserie, boissons, épices… J’ai renoncé à la viande et au poisson, à moins d’être invité, à moins d’être dans un bon restaurant.

J’aime aussi les restaurants, de la gargote à la grande table. Je les adore quand ils savent qu’ils représentent bien plus qu’une activité économique ou nourricière. Qu’ils comptent par ce qu’ils proposent : le temps qu’on prend, la peine qu’on se donne, le bonheur qu’on dispense. Une soirée au restaurant, une pause au restaurant, cela vous sauve une journée, un voyage. Le plat du jour ou le menu en quatre services. Et puis le lien social qui s’y joue : le repas d’affaires, le repas entre ami-es, le tête-à-tête en amoureux, les déjeuners de travail, le goûter du dimanche, le café entre deux rendez-vous. Les conversations, les habitudes, l’intimité multipliée par le nombre de tables.

J’aime ce jeu à domicile aussi : la salle à manger, le coin à manger, le fait de consacrer un espace à cette activité. C’est grandiose. Bourgeois, bien sûr, mais grandiose. J’aime la vaisselle, la jolie vaisselle, la vieille vaisselle, la vaisselle dépareillée ou abîmée, les services complets, en dizaines de pièces unies par un même principe, j’aime les services (les couverts), j’aime l’idée qu’on a imaginé des objets utilitaires, qu’on leur a imprimé un style. J’ai beaucoup de respect pour ma théière.

La luxuriance des détails, la souplesse des processus, la finesse des interactions… Chaque geste compte, chaque effort est nécessaire. Tel ingrédient, tel choix, tel renoncement forment un tout, à la manière des mots, des motifs, des chapitres, qui s’accumulent et finissent par créer une œuvre.

Dans le projet de roman qui m’occupe, auquel j’ai travaillé un peu dernièrement, pas assez, il y a une femme d’un certain âge et qui a l’amour de la cuisine. C’est une passion et un pensum : cuisiner chaque jour, plusieurs fois, pour elle-même mais aussi pour le mari. Ces passages-là me sont très faciles, très agréables, au point que je me surveille. Il ne faudrait pas que l’intrigue refroidisse.

Mes spirales

26 février 2023

Ou : pourquoi il n’y a pas eu de texte du dimanche, dimanche dernier.

La semaine dernière, je tenais mon sujet. Je n’y avais pas encore touché, de façon qu’il habite les heures étirées du dimanche, qu’il puisse les combler ou les prolonger. D’autres vont bien flâner dans des rues familières, prendre un café à la même enseigne, inlassablement, manger chez maman par tradition… Je perçois de mieux en mieux le charme des habitudes, de certaines d’entre elles en tout cas – et j’aimerais que ces textes en fassent partie.

Alors que s’est-il passé ? La déprime.

Un petit coup en traître, que je n’ai pas vu venir. Car, oui, d’ordinaire, ces choses-là, je les sens monter sur plusieurs jours. En bon élève, je résiste pour que ma crise advienne au moment où je peux me la permettre. (Moi et mon sens du devoir !) Rendu là… Ce que j’aime est inutile. Mes projets n’ont aucun sens. Personne ne me comprend. Toute action est vaine. Carrément. Lire, écrire, dormir, cuisiner, marcher, nettoyer la baignoire, rien n’y fait. Cela dure un jour, parfois plus, et puis ça s’estompe.

Quel est l’élément déclencheur ? Un auteur que j’affectionne beaucoup, Antonin Crenn, fait le récit de journées assez similaires. Avec un flegme résigné, il écrit : « C’est chimique. » Longtemps, j’ai pensé que c’était cyclique, en effet, comme si j’étais une roue dentée défectueuse qui manquait l’engrenage, une fois sur tant. Un petit trop-plein, un petit ras-le-bol.

En thérapie, j’ai compris plusieurs choses, cependant. Cette déprime est une spirale négative : ma force intellectuelle, occupée vertueusement en temps normal, s’inverse pour créer un tourbillon qui emporte tout. Je préfère m’isoler pour l’alimenter le moins possible, c’est encore ce qui vaut le mieux. D. a tout de même du mal avec ça : mais plus il insiste pour m’aider, plus la dynamique est susceptible de le happer et de me rendre hostile à celui que j’aime… D’autant que la cause, pour y revenir, est floue. La déprime vient quand les soubresauts de l’existence me renvoient à mes vulnérabilités. Quand je m’éloigne émotionnellement de ce que je suis pour approcher ce que je crains d’être : un inadapté qui n’intéressera jamais personne, quel que soit le mal qu’il se donne. (Voyez comme c’est absurde.)

Reconnaître la spirale, c’est le fruit d’un long travail et un bon début. Mais j’aimerais avoir une astuce, une méthode, une stratégie pour la déjouer et l’interrompre à la source, au lieu de patienter jusqu’à ce qu’elle s’arrête. Si j’en avais disposé, la semaine dernière, il y aurait peut-être eu un texte du dimanche…

Trouver le temps long

12 février 2023

Ecrire prend du temps. Du temps au sens physique du terme. (Physique au sens scientifique du terme.) Trop souvent mon « emploi du temps », littéralement l’emploi que je fais du temps, me paraît immatériel, comme si le cours des choses pouvait se dilater et accueillir tous les possibles. J’oublie que je ne peux accomplir qu’une action à la fois, même si je suis plutôt du genre organisé et efficace.

A la rigueur, je peux laisser mûrir une idée. Elle existe à l’état latent, sans que je m’en occupe, jusqu’au moment où un élément déclencheur – une scène de vie, une parole, une lecture – viendra la remettre au-devant des autres. J’ai beaucoup d’idées comme ça, je voyage chargé. Une idée peut se renforcer de façon autonome, d’accord, mais un roman, bonne chance ! Il va falloir bosser, allier le savoir-faire technique aux stratégies d’encouragement. Ecrire prend du temps.

J’ai entendu feu un historien mondain, plus habitué aux plateaux de télévision qu’aux archives, affirmer qu’il écrivait une page chaque matin, quelques milliers de signes, avant de conclure par ce calcul : une page, cinq jours par semaine, cinquante semaines par an, « à la fin de l’année, ça fait deux livres ». Il était rentier, ça vous étonne ? Pour sa part Baudelaire, que j’aime mieux que l’historien en question, a relevé : « L’inspiration est la sœur du travail quotidien. »

Alors, quoi ? Il n’y a aucune dynamique-mystère dans l’écriture, aucune alchimie ? Il suffit d’écouter les théoriciens de la motivation qui nous expliquent qu’on atteindra notre but en 30 minutes par jour ? Et qu’en somme, écrire ne prend pas tant de temps… C’est possible sur le papier, le mal est parfois nécessaire et il y a des fulgurances à garder précieusement. Mais, face à ces marches à suivre, j’ai envie de me rebeller, moi l’organisé : et la vie là-dedans ? On ne peut pas toujours mettre la vie entre parenthèses, quand même.

Chris(-tine and the Queens), que j’aime mieux que l’historien en question et mieux que Baudelaire, a pointé dans un entretien nos « civilisations d’immédiateté, où tout ce qui n’est pas immédiat est vécu comme une provocation » (Clique, 20 septembre 2018). Ecrire prend du temps, écrire est donc une provocation. J’aime bien.

Je m’interroge sur le rythme qu’on s’impose. Aussi parce que je suis coresponsable d’une maison d’édition et que je reçois parfois des messages pleins d’espoir ou d’anxiété. Pas seulement de personnes inconnues à qui je ne dois pas grand-chose, mais également d’autres, que je connais ou avec lesquelles un projet est en cours. Tu as lu mon texte ? Tu me donnes un retour bientôt ? Ai-je raté quelque chose ? Je compte les semaines, horrifié. Ils doivent trouver le temps long. Mais trouver le temps long pourrait prendre un sens nouveau, où l’attente céderait le pas à la quête : trouver le temps long.

Le temps long, hors agenda, sans objectifs ni états d’âme, ce serait merveilleux ! Diluer mon sentiment de culpabilité face aux auteurices que je fais poireauter, au roman que je place après mes devoirs…. On n’est pas en train de s’égarer, ni de perdre notre temps. On le mesure juste différemment, à une échelle plus organique. On le laisse pulser.